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Comité de Sauvegarde des Sites de Meudon, vol. 152-153, février 2019, pp. 24-30, ISSN 1147-1476

 

Les arpenteurs du ciel, d’Aristarque à Gaia

 

« Les Étoiles fixes ne sauraient être moins éloignées de la Terre que de vingt-sept mille six cent soixante fois la distance d’ici au Soleil, et si vous fâchiez un Astronome, il les mettrait encore plus loin »1. Fontenelle savait sans doute que c’est à un astronome inventeur de grands nombres que l’on doit une des premières estimations de la dimension de notre univers. Archimède est en effet celui qui nous a fait connaître les œuvres d’Aristarque de Samos (310-230 av. J.-C.), un des seuls pendant l’Antiquité à croire à un système où le soleil, et non la Terre, occuperait une place centrale. Fâché qu’on ne sache pas compter au-delà d’une myriade2, Archimède s’essaye à calculer le nombre (astronomique !) de grains de sable que pourrait contenir l’univers3. Pour ce faire, il invente une notion proche des exposants et donne la première estimation connue de la distance des étoiles fixes, 1014 stades (~ 2 années-lumière, soit environ 20 000 milliards de kilomètres).


1: Entretiens sur la pluralité des mondes. Par Monsieur De Fontenelle, 1750, cinquième journée.
2: Le plus grand nombre de la Grèce antique, une myriade = 10 000.
3: L’arénaire, Archimède.

L'atmosphère, météorologie populaire, 1888, Camille Flammarion.

En proposant un système où la Terre tournerait autour du soleil, Aristarque avait sans doute entendu plusieurs objections : notamment, si vraiment la Terre changeait de place au cours de l’année, alors toutes les étoiles « fixes » devraient sembler décrire un petit mouvement circulaire, conséquence du déplacement de la Terre, de la même façon que pour un observateur qui se déplace, un objet très proche semble bouger par rapport aux objets lointains. Si aucun instrument à son époque n’avait la précision nécessaire pour mesurer ce mouvement apparent (et le suspense durera pendant les 20 siècles suivants !), Aristarque avait l’intuition que la distance des étoiles devait être très grande, et donc ce mouvement apparent trop petit. C’est d’ailleurs cette grande distance, et donc ce grand univers qui lui donnerait un plus grand nombre de grains de sable, qui avait fait choisir à Archimède le système d’Aristarque au lieu du système géocentrique alors privilégié.

Comme dit le Petit Prince, « pour les uns, qui voyagent, les étoiles sont des guides. Pour d'autres, elles ne sont rien que de petites lumières. Pour d'autres qui sont savants, elles sont des problèmes ». Et ces problèmes sont considérables. Pour savoir de quoi sont faites les étoiles, et pour connaître l’univers dans lequel on se trouve, la première étape consiste à déterminer à quelle distance se trouvent ces étoiles. Il faut également connaître cette distance pour pouvoir estimer à quelle vitesse ces objets se déplacent sur le plan du ciel. Par ailleurs, si l’on veut connaître les caractéristiques physiques des étoiles d’un certain type donné, il faut connaître leur luminosité intrinsèque, mais on n’a accès qu’à leur éclat apparent qui diminue avec le carré de sa distance. La luminosité intrinsèque des étoiles d’un même type serait pourtant bien utile, car elle permettrait à son tour de déterminer la distance des galaxies extérieures où on voit ce type d’étoiles. Bref, pour connaitre la dimension de l’univers visible, la distance des étoiles proches est une donnée indispensable… qui est hélas extrêmement difficile à estimer.

Même en observant attentivement le ciel, et ce n’est pas faute d’avoir essayé, il n’y a aucun moyen évident de déterminer la distance des étoiles : on ne peut mesurer que des angles. On en revient donc à l’idée de déduire la distance d’une étoile par l’angle formé par le déplacement apparent d’une étoile sur le ciel dû au mouvement de la Terre ; cet angle est nommé « parallaxe » annuelle, du grec Parállaxis, « altération ». Si l’on connait cet angle ainsi que la distance de la Terre au soleil, on obtient en effet l’équivalent d’un triangle rectangle dont un angle et la base seraient connus, donnant ainsi accès à la hauteur du triangle : la distance du soleil à l’étoile. La parallaxe explique l’unité physique « parsec », contraction de par[allaxe]-sec[onde] : un parsec est la distance d'un corps céleste qui aurait une parallaxe annuelle d’une seconde de degré. La parallaxe est donc une donnée fondamentale car c’est à la fois la seule mesure directe de la distance des étoiles, donc de la dimension de l’univers visible, et la preuve du mouvement de la Terre autour du soleil.

La mesure de la parallaxe annuelle d'une étoile proche consiste à mesurer la différence de position apparente de celle-ci lorsque la Terre occupe deux positions opposées de son orbite autour du Soleil.

Dans l’Antiquité, la représentation du monde soutenue par un des grands philosophes grecs Aristote (384-322 av. J.-C.) est composée d’une Terre au centre entourée de sphères contenant la Lune, le Soleil, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne et enfin de la sphère des étoiles fixes. Tandis que le monde sublunaire est instable et imparfait, le monde supralunaire est éternel et parfait. Suivant Aristote, Ptolémée (90-168) compile toutes les données astronomiques connues à son époque et formalise la théorie des épicycles afin de modéliser le mouvement des planètes. Calculant le rayon de chacune des sphères des planètes puis de la sphère des fixes, il obtient des étoiles à très précisément 5 myriades de myriades et 6946 et un tiers de myriades de stades (100 millions de kms). Inutile de préciser que dans son cas, comme dans celui d’Archimède, la précision du nombre masque les hypothèses hasardeuses faites pour y parvenir.

Harmonia Macrocosmica, 1660, Andreas Cellarius. Description du système de Copernic, celui-ci étant représenté en bas à droite. À gauche, Aristarque de Samos, le premier savant de l’antiquité connu pour avoir imaginé un système héliocentrique et des étoiles très lointaines.

Jusqu'au 16ème siècle, c'est le modèle de Ptolémée qui prévaut. Et c'est pendant une Renaissance qui fourmille d'idées que naît Nicolas Copernic (1473-1543). Astronome ayant lu les différents traités de ses illustres prédécesseurs, au courant des idées contrintuitives d'Aristarque, il s'était déjà aperçu à l'âge de 24 ans de la faillibilité du système ptoléméen en mesurant le diamètre de la lune, pleine et à un quartier. Avec les épicycles de Ptolémée, la Lune aurait dû s'éloigner ou s'approcher de la Terre suivant ses phases et ainsi changer de dimension apparente ; cependant, en mesurant précisément la durée de l’occultation de l'étoile Aldébaran par la lune, aucune différence ne lui était apparue. Cela a probablement contribué à murir sa vision révolutionnaire. Enfin, si le mouvement de la Terre explique le mouvement rétrograde des planètes, l’absence de changement dans la « sphère des fixes » a pour conséquence que les étoiles devaient se trouver à des distances considérables.

À la fin du XVIème siècle, Tycho Brahe (1546-1601) est l’un des derniers astronomes à travailler sans lunette mais il perfectionne ses instruments jusqu’à obtenir des précisions excellentes. Certain de ces précisions, le fait qu’il n’arrive pas à mesurer la parallaxe d’une seule étoile l’amène à considérer que celles-ci devraient alors se situer à plus de 700 fois la distance du soleil à Saturne, la planète la plus lointaine connue à l’époque. Une distance paraissant si absurdement grande que les étoiles devraient être gigantesques, et que Copernic ne pouvait avoir raison. Mais ses mesures montraient que Ptolémée non plus, le conduisant à introduire sa propre théorie géocentrique où les planètes tourneraient autour du soleil mais où soleil et lune tourneraient autour de la Terre, le tout entouré par les étoiles.

Successeur de Tycho, et armé de ses excellentes observations, Johannes Kepler (1571-1630), découvre les lois des mouvements des planètes. Il évalue la distance de la sphère des étoiles fixes à 4 millions de fois le rayon du soleil. Il était en correspondance avec Galilée (1564-1642) qui avait tourné sa lunette vers le ciel, et, sachant mieux lire dans l'univers, ce « vaste livre constamment ouvert devant nos yeux », avait annoncé en 1610 que la Voie lactée est en réalité un ensemble constitué d’étoiles indiscernables à l’œil nu. Faute de pouvoir mesurer des parallaxes, Galilée mentionne dans son Dialogue deux méthodes alternatives. La première considère que les étoiles sont à différentes distances et que cette distance peut être estimée à partir de leur rayon apparent. Il trouve que le diamètre angulaire de l’étoile Vega est 360 fois plus petit que le diamètre apparent du soleil, donc que l’étoile est à 360 ua (unité astronomique, distance de la Terre au soleil) si les étoiles sont similaires au soleil.

Dans son livre posthume, Cosmotheoros, Christian Huygens (1629-1695) décrit comment il a été amené en 1686 à calculer la distance des étoiles afin de prouver, avec une « conception du monde beaucoup plus grandiose », que les étoiles ne reflètent pas la lumière du soleil, mais brillent par elles- mêmes. Il place une plaque percée d’un petit trou au bout d’un tube dirigé vers le soleil, et diminue la dimension des trous jusqu’à ce que l’éclat du soleil lui apparaisse similaire à celui de Sirius la nuit. Le rapport entre le diamètre du trou et le diamètre apparent du soleil indique alors à quelle distance il faudrait éloigner le soleil pour qu’il brille comme Sirius, et obtient 27664 ua.

Dans le cadre de ces méthodes alternatives, Huygens avait eu un précurseur en la personne de l’astronome écossais James Gregory (1638-1675), utilisant en 1668 l’éclat de Jupiter pour déterminer que Sirius devait se trouver à 83190 unités astronomiques. Son idée originale, améliorée par Isaac Newton (1643-1727) en 1686, était la suivante : une planète reflète le soleil et son éclat dépend donc de sa réflectivité, de la luminosité du soleil, de la distance du soleil à la planète et de cette planète à la Terre. Choisissant Saturne là où Gregory avait utilisé Jupiter, disposant de meilleures estimations des distances dans le système solaire, Newton compare l’éclat relatif de Sirius et de Saturne et en déduit que Sirius devait se trouver à environ un million d’unités astronomiques.

La bonne réponse, que l’on connaît maintenant, est 545 000 ua, et on voit que Newton avait enfin trouvé le bon ordre de grandeur. Par ailleurs, Sirius étant la plus brillante des étoiles, les autres devaient donc se trouver à des distances encore plus considérables, augmentant d’autant la dimension de l’univers. On voit cependant les limites de ces méthodes, qui reposaient sur plusieurs hypothèses de calcul, comme par exemple que toutes les étoiles seraient semblables au soleil… ce qui empêchait donc de découvrir qu’elles ne l’étaient pas !

La quête des parallaxes par de nombreux savants continuait cependant de plus belle et l’astrométrie allait engranger plusieurs résultats indirects. C’est d’abord Edmond Halley (1656-1742), connu pour avoir déterminé la période de la comète éponyme, qui s’aperçut en 1718 que les étoiles Aldébaran, Arcturus et Sirius s’étaient déplacées, en comparant leurs positions avec celles de l’Almageste de Ptolémée, 18 siècles plus tôt. Les étoiles avaient donc chacune leur « mouvement propre », fournissant le coup de grâce à cette « sphère des fixes » qui avait prévalu depuis Aristote.

Peu après, James Bradley (1693–1762) s’était lui aussi mis en tête de mesurer des parallaxes. Avec l’aide de Samuel Molyneux qui avait solidement attaché son quadrant à sa cheminée, il voulait mesurer au zénith la parallaxe de Gamma Draconis dont le mouvement semblait suspect. Les mesures commencent le 3 décembre 1725, et, deux semaines après avoir mis l’étoile en mesure, elle avait déjà un mouvement… trop rapide donc, et hélas pas dans le sens prévu ! Il faudra deux ans à Bradley pour en comprendre la raison, et la légende dit que l’illumination vint en observant le mouvement du fanion d’un bateau virant de bord sur la Tamise. Un épisode de la vie quotidienne permet également de comprendre : quand il pleut et que l’on est immobile, il suffit de tenir son parapluie à la verticale ; mais si l’on se met à courir, il vaut mieux l’incliner vers l’avant si l’on veut éviter d’être mouillé : les gouttes ne semblent plus venir de la verticale. Ainsi, le mouvement que Bradley avait mesuré était dû au fait que la Terre avait bougé pendant que la lumière de l’étoile arrivait sur son instrument, et donc que la position apparente de l’étoile n’était plus celle qui était attendue. Bradley avait découvert ce que l’on nomme « l’aberration de la lumière ». Römer, astronome danois à l’Observatoire de Paris, avait montré en 1676, en notant le retard des éclipses du satellite Io de Jupiter, que la vitesse de la lumière est finie. Bradley venait donc de trouver une valeur approchée de cette vitesse. De plus, certes il n’avait pas mesuré de parallaxes, mais il venait de prouver expérimentalement que c’est bien la Terre qui se mouvait autour du centre du système solaire.

Un demi-siècle plus tard, William Herschel (1738-1822), l’excellent organiste de Bath, et astronome amateur fabriquant lui-même ses fabuleux télescopes, découvre Uranus en 1781, la première planète découverte depuis l'Antiquité. Comme il l’écrira vers la fin de sa vie, « la connaissance de la construction du ciel a toujours été l'objet ultime de (ses) observations ». Faute de parallaxes, et donc de distances d’étoiles, il avait tenté en 1785 de déterminer la forme de notre Galaxie à partir de dénombrements d'étoiles dans toutes les directions, de la même manière que, isolé au milieu d’une forêt dont on voudrait découvrir la forme, on pourrait tenter de compter les arbres dans toutes les directions en supposant que la lisière est plus proche là où le nombre d’arbres est plus faible. Jusqu’au début du XXème siècle, son modèle d’une Voie lactée contenant tout l’univers visible et avec un soleil proche de son centre restera en vigueur. Aussi curieux que cela puisse paraître, c’est il y a moins d’un siècle seulement que ce modèle fut sérieusement contesté et que l’on établit que les autres galaxies étaient extérieures à la nôtre et le soleil loin du centre de la Voie lactée.

Mais revenons aux parallaxes. Dès 1782, Herschel avait mis en mesure des couples d’étoiles : il suivait ici la seconde idée originale de Galilée pour rechercher des parallaxes : si les étoiles sont comme le soleil et ont donc toutes la même luminosité intrinsèque, alors une étoile brillante est plus proche de nous qu’une étoile faible ; donc son mouvement parallactique devrait être plus grand ; il suffit alors de mesurer la position relative des deux étoiles au cours de l’année pour obtenir une parallaxe différentielle. Mais Herschel laisse longtemps cette question de côté pour aborder d’autres études et découvrir des satellites de deux planètes, la forme de notre Galaxie, le rayonnement infrarouge, etc. Il ne reprend ses mesures qu’en 1803 pour découvrir que, dans plusieurs de ses couples, les étoiles ont tourné l’une autour de l’autre. Les parallaxes sont restées insaisissables, mais en revanche il a la confirmation de ce qui était pressenti : la loi de la gravitation de Newton est universelle, valable dans le système solaire comme pour des étoiles lointaines.

Herschel mourra sans mesurer de parallaxes, et il faudra attendre 1838, après de nombreuses fausses annonces de plusieurs astronomes pour que les progrès de l’instrumentation et le soin de Friedrich Wilhelm Bessel (1784-1846) permettent de mesurer puis de confirmer la première parallaxe stellaire.

Friedrich Wilhelm Bessel (1784-1846), le premier à avoir obtenu rigoureusement la distance d’une étoile. Crédit : Bibliothèque de l'Observatoire de Paris.

On aura compris que les progrès instrumentaux ont fait découvrir entre les 17ème et 19ème siècles des phénomènes d’amplitude de plus en plus petite jusqu’à ce que les parallaxes stellaires deviennent enfin mesurables. Le point important est que cette longue recherche a conduit à la découverte d’autres phénomènes sans aucun rapport mais tout aussi importants scientifiquement, ce que l’on nomme la sérendipité, et une parfaite illustration de l’importance de financer la recherche fondamentale.

Une fois le graal obtenu, les mesures vont se multiplier. Cependant, au début du XXème siècle, on ne connaît les parallaxes que d’une quarantaine d’étoiles sur les quelques centaines de milliards d’étoiles de notre Galaxie, et ce nombre atteint péniblement quelques milliers au début des années 1960 ; parmi celles-ci, seulement 300 étoiles avaient une précision meilleure que 10%. Pire, les valeurs obtenues par les différents observatoires sont rarement en accord. Autant dire que l’ensemble des mesures de distances stellaires étaient indirectes et que les progrès nécessitaient un changement à la fois quantitatif (plus d’étoiles) et qualitatif (avec une meilleure précision).

C’est le professeur Lacroute de l’Observatoire de Strasbourg qui suggère en 1966 une solution au CNES, l’agence spatiale française : effectuer les mesures astrométriques depuis l’espace. Au sol, un même instrument ne permet pas d’observer tout le ciel, est soumis à la pesanteur et aux irrégularités du mouvement terrestre, et ses observations sont dégradées par la turbulence atmosphérique et ne peuvent observer qu’un petit champ. En revanche, les avantages des observations depuis l’espace sont nombreux : avec la méthode proposée, l’astrométrie globale, il s’agit de mesurer avec un instrument unique et automatisé les déplacements des étoiles non seulement dans des petits champs mais aussi relativement à d’autres champs du ciel angulairement très éloignés.

Le premier satellite astrométrique, Hipparcos, est accepté par l’Agence Spatiale Européenne (ESA) en 1980 puis lancé depuis Kourou le 8 août 1989 ; il balaie le ciel entre novembre 1989 et mars 1993, fournissant 39 mois de données utiles. C’est à une jeune astronome de l’Observatoire, Catherine Turon, que l’ESA avait confié en 1981 la responsabilité du Consortium européen chargé de la sélection scientifique des 118 000 étoiles à observer. C’est donc à Meudon que le catalogue a été bâti puis qu’une partie du traitement astrométrique final a été réalisé. Avec une précision 50 fois meilleure que celle possible depuis le sol (un millième de seconde de degrés), Hipparcos a révolutionné l’astrométrie et représenté un outil décisif pour l’astrophysique. C’est aussi à Meudon que plusieurs résultats scientifiques ont été obtenus, comme par exemple la structure et la distance des amas d’étoiles proches, et également la découverte de transits d’exoplanètes.

Plus de deux mille articles scientifiques de la communauté internationale ont utilisé le catalogue Hipparcos, depuis l’estimation de la densité locale d’étoiles à l’amélioration des indicateurs indirects de distance, en passant par la cinématique d’étoiles de différents types, la découverte d’une ancienne fusion d’une galaxie avec la Voie lactée, un meilleur système de référence pour l’étude de la rotation terrestre, la réconciliation de l’âge des plus vieilles étoiles avec l’âge de l’univers, etc. Une science très ancienne, l’astrométrie, qui étudie les positions, distances et vitesses des objets célestes, des sujets a priori peu attrayants, est donc redevenue un outil fondamental pour l’astrophysique.

Avant même les résultats d’Hipparcos, la nécessité et la possibilité d’aller plus loin semblaient évidentes. Les progrès techniques pouvaient permettre non seulement d’améliorer considérablement la précision astrométrique, mais aussi d’observer un nombre considérable d’étoiles. Ces deux aspects, fondamentaux pour améliorer nos connaissances, donnèrent naissance au projet Gaia. Accepté le 12 octobre 2000 comme Pierre Angulaire du programme scientifique de l’ESA, le satellite a été lancé par une fusée Soyouz, depuis Kourou comme Hipparcos, le 19 décembre 2013.

Octobre 2013 : test du déploiement du bouclier du satellite Gaia à Kourou (Guyane française) avant son lancement. Crédits : ESA-M. Pedoussaut.

La mission Gaia a été construite sur plusieurs idées forces. Pour connaître notre environnement, il faut effectuer le relevé le plus complet possible du ciel afin d’éviter des biais de sélection ; le souci, c’est que certaines étoiles intrinsèquement lumineuses peuvent être vues à grande distance, mais d’autres sont intrinsèquement faibles et ne sont donc visibles qu’à courte distance. Pour couvrir la plus large gamme possible d’étoiles, le satellite doit donc être capable de détecter les objets faibles, la contrainte étant qu’ils doivent être assez brillants pour être repérés, avec un signal bien supérieur au bruit de mesure. Gaia observe ainsi le plus grand nombre possible d’objets, plus d’un milliard d’étoiles, mais également un demi-million de petits corps du Système Solaire, de quasars et de galaxies, bref, tout ce qui est assez brillant pour ses détecteurs. Car, naturellement, plus grand est le relevé, plus il y a de chances d’observer des phénomènes rares, des objets particuliers.

Seule la mesure de la parallaxe annuelle permet d’obtenir la distance des objets célestes sans avoir à faire d’hypothèses sur leur nature physique. Et cette distance permet en retour de déterminer la luminosité intrinsèque des étoiles et leur âge. Le but est bien entendu d’étudier des étoiles à tous les types d’évolution afin de pouvoir les modéliser, et améliorer la physique stellaire. Le hic, c’est que les étoiles peuvent rester très longtemps dans certains stades d’évolution, et passer très rapidement (au sens astronomique !) dans d’autres phases. À nouveau, la seule solution : observer un nombre considérable d’étoiles afin d’en observer dans toutes les phases d’évolution possibles.

Par ailleurs, la connaissance de la distance est évidemment indispensable pour pouvoir étudier la structure de notre Galaxie. Malheureusement, pour une précision des parallaxes donnée, l’incertitude relative sur la distance croît avec cette distance : on obtient précisément la position des objets proches mais la position des objets lointains est de plus en plus floue. La contrainte scientifique essentielle pour la mission Gaia était donc d’assurer une précision extrême pour les mesures afin de pouvoir mesurer une partie significative de la Galaxie. Typiquement il s’agissait d’obtenir environ 10% de précision relative pour des objets au centre de notre Galaxie, soit des parallaxes précises à 10 millionièmes de seconde de degré près pour les plus brillants objets ! Il est difficile de réaliser concrètement ce à quoi correspond cette précision : c’est deux cent millions de fois plus petit que la dimension angulaire de la lune ; c’est l’angle formé par l’épaisseur d’un cheveu vu à 1000 kilomètres ! L’évolution depuis Hipparcos est saisissante : 15 000 fois plus d’objets et, pour les objets brillants, avec une précision 100 fois meilleure que son prédécesseur.

Les mesures astrométriques permettent d’obtenir la parallaxe mais également la position et le mouvement propre de ces objets, et tout ceci permet de calculer par exemple les orbites d’astéroïdes dans le système solaire ou celles d’étoiles dans la Galaxie. Enfin presque, car à vrai dire, si l’on obtient bien la position des étoiles en trois dimensions, il manque cependant une dimension pour obtenir leur vitesse : celle le long de la ligne de visée. Pour obtenir cette vitesse radiale, un spectrographe est nécessaire, qui utilise l’effet Doppler-Fizeau (celui qui fait que la sirène d’une ambulance est plus aigüe lorsqu'elle se rapproche, et plus grave lorsqu'elle s'éloigne). Enfin, il s’agit de pouvoir caractériser les étoiles observées avec leurs caractéristiques physiques comme la température, qui peut être obtenue en mesurant la couleur ; deux prismes sont utilisés pour ce faire. On voit ainsi comment le satellite Gaia a été imaginé : un véritable observatoire astronomique en orbite, avec des instruments astrométriques, photométriques et spectroscopiques.

La complexité, cependant, provient de la nécessaire stabilité absolue des instruments : la moindre variation thermique produirait des observations complètement faussées. Pour en comprendre la raison, il suffit de traduire la précision angulaire de Gaia en termes d’écart entre les deux principaux miroirs à bord du satellite : c’est de l’ordre de l’atome ! Bien sûr, il est impossible d’assurer la stabilité interne à ce niveau, mais il faut au moins posséder à bord l’instrumentation capable de modéliser les déplacements. Bien entendu, il faut aussi limiter les vibrations et utiliser des matériaux de pointe. C’est une entreprise française qui a ainsi usiné la structure et les miroirs en carbure de silicium, une céramique aussi robuste qu’un métal mais deux fois plus légère et, surtout, se dilatant très peu avec la température. Enfin, pour minimiser les corrections de trajectoire du satellite et assurer sa stabilité thermique, celui-ci est situé sur une trajectoire très stable autour du soleil à 1,5 million de kilomètres de la Terre et suivant celle-ci dans son déplacement annuel. En tournant sur lui-même continûment, il observe plusieurs fois l’ensemble du ciel dans ses deux champs de vue, avec en moyenne 70 observations par étoile à la fin de la mission. Jusqu’à présent, il a déjà accumulé plus d’un billion de mesures individuelles !

Les premiers résultats de Gaia commencent déjà à tomber. Une nouvelle galaxie satellite de la Voie lactée et cachée derrière elle, a été découverte, une très jeune exoplanète a été pesée, la trace de la collision il y a 10 milliards d’années d’une autre galaxie avec la Voie lactée a été mise en évidence. Depuis le 25 avril 2018, date de la deuxième publication du catalogue, 900 travaux scientifiques ont déjà utilisé ces données en 9 mois.

Ainsi l’Europe, tant décriée dans d’autres domaines, montre son volontarisme en termes de politique spatiale. Hipparcos et Gaia, les seuls satellites astrométriques existants, sont européens. La construction a permis à l’ESA (l’agence spatiale européenne) d’inciter des retombées industrielles dans un maximum de nations européennes. La France peut aussi se flatter d’avoir eu Matra Espace comme maître d’œuvre pour Hipparcos, et Astrium (maintenant Airbus Defence and Space) comme maître d’œuvre de Gaia, indiquant le rôle central qu’elle a joué dans les deux cas.

Au plan scientifique, l’investissement de l’Observatoire et plus généralement de la communauté française est aussi très important pour Gaia, le quart des scientifiques impliqués étant français. Ce n’est pas nouveau ; dans cette longue histoire de la mesure de la dimension de l’univers visible, de nombreux chercheurs de l’Observatoire ont été impliqués depuis le début, avec Cassini, Rømer, Arago, Foucault, Fizeau, et de nombreux autres.

L’astrométrie apprend la patience car les échelles de temps de tels projets sont considérables. Les résultats définitifs de Gaia seront obtenus à partir de 2023, soit 30 ans après la première définition de la mission. De la même manière, il s’était écoulé 31 ans entre la première proposition d’Hipparcos et la publication finale de ses résultats. Maintenir des équipes scientifiques compétentes sur le long terme est donc fondamental mais constitue une vraie gageure politique.

Même si ces durées peuvent paraître longues, il apparaît qu’à l’échelle de l’histoire de l’humanité, la compréhension de l’univers proche est incroyablement récente et essentiellement due aux progrès technologiques. En définitive, comme le remarquait Anatole France, « ce qui est admirable, ce n'est pas que le champ des étoiles soit si vaste, c'est que les humains l'aient mesuré. »

Pour en savoir plus : https://gaia.obspm.fr/